jeudi 17 juillet 2025
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Le futur du travail à l’heure de l’IA agentique

Agents IA : le travail réinventé
Oubliez un instant les intelligences artificielles qui découvrent de nouveaux médicaments, débusquent des exoplanètes aux confins de l’univers ou battent des champions d’échecs. Une autre révolution est en cours, plus discrète, plus prosaïque, et pourtant tout aussi déterminante.
Un nombre grandissant d’entreprises intègrent des « agents » intelligents qui prennent désormais en charge des tâches chronophages et sans grande valeur : trier des CV, organiser des réunions, rédiger des synthèses ou répondre à des emails. Des missions simples, parfois un ennuyeuses peut-être, mais essentielles.
Ces intelligences artificielles dites « agentiques », capables de travailler de concert, n’ont pas vocation à remplacer l’humain mais plutôt à s’intégrer aux équipes comme des collègues d’un nouveau type (constants, sans émotion, jamais malades...), endossant les tâches les plus ingrates et augmentant les capacités de chacun grâce à leur puissance de calcul exceptionnelle.
Vous en utilisez peut-être déjà sans le savoir, dissimulées dans une application RH ou un logiciel de gestion de projet.
Ce dossier vous invite à plonger dans l’univers de ces agents, incarnations d’une IA concrète qui transforme en profondeur notre quotidien professionnel et ouvre un nouveau chapitre du monde du travail.
Comment les entreprises les adoptent-elles ?
Quels métiers naissent de cette transformation ?
Comment les équipes s’adaptent-elles ?
Faut-il les craindre ou apprendre à collaborer avec elles ?
Tour d’horizon d’un futur… déjà à l’œuvre.
Des RH augmentées à l’IA
Unilever, géant mondial de la grande consommation, fait figure de pionnier dans l’intégration de l’IA agentique au cœur de ses processus métiers – de la chaîne logistique à la R&D en passant par les ressources humaines. L’entreprise déploie aujourd’hui des agents IA à plusieurs étapes clés de son cycle RH.
Premiers pas vers l’IA agentique : le recrutement repensé
Dès 2016, Unilever adopte une approche innovante pour recruter de jeunes diplômés en combinant plusieurs technologies d’analyse et d’interaction autonomes. Parmi elles, Pymetrics évalue les aptitudes cognitives, émotionnelles et comportementales des candidats via des mini-jeux, et HireVue est une plateforme d’entretiens vidéo analysant les réponses verbales, la gestuelle, le ton et les expressions faciales.
La muntinationale affirme alors avoir réduit de près de 75% le temps de recrutement, passant de plusieurs mois à deux semaines, tout en améliorant la diversité des profils retenus.
Mais cette automatisation soulève des interrogations : quelle perception ont les candidats lorsqu’une machine devient le premier point de contact ? L’acceptabilité de ces pratiques reste un sujet sensible, d’où la nécessité de maintenir une intervention humaine dans la décision finale. D’ailleurs, face aux critiques, HireVue a retiré sa fonctionnalité d’analyse faciale en 2020.
Une IA plus mature pour la gestion des talents
Unilever, qui emploie quelque 125 000 personnes dans le monde, mise désormais sur l’IA pour favoriser la mobilité interne et enrichir l’expérience collaborateur.
Grâce à la plateforme Gloat (InnerMobility), chaque salarié peut se voir proposer des missions transverses et des projets internes en lien avec ses compétences et aspirations. Ce « marché interne des talents » vise à améliorer la rétention des collaborateurs, accroître l’agilité organisationnelle et mieux mobiliser les ressources internes.
En parallèle, des agents conversationnels automatisent les réponses aux demandes RH courantes (paie, congés, formalités administratives) tandis que des outils d’analytique sociale examinent les retours des collaborateurs via des enquêtes internes. Objectif : renforcer l’écoute, détecter les signaux faibles de désengagement et libérer du temps pour les équipes RH.
Des RH augmentées, non remplacées
Cette transformation redéfinit en profondeur le rôle des RH chez Unilever. Jadis perçue comme une fonction administrative, elle s’oriente désormais vers un rôle stratégique, axé sur le développement humain et la création de valeur.
La promesse est de permettre aux professionnels RH de se concentrer sur l’essentiel : accompagnement managérial, développement des compétences, animation de la culture d’entreprise.
Mais cette évolution nécessite une réelle montée en compétences : acculturation à la donnée, compréhension des technologies, et capacité à collaborer intelligemment avec ces systèmes.
Face aux craintes légitimes de déshumanisation, Unilever affirme défendre une approche éthique et responsable. L’IA reste un outil d’aide à la décision, jamais décisionnaire à elle seule. L’humain, augmenté mais non remplacé, demeure le garant d’une relation employeur-salarié fondée sur la confiance, l’équité et l’épanouissement.
Wally, l’assistant GenAI de Walmart
Walmart, numéro un mondial de la grande distribution, a présenté Wally, un assistant développé à partir de ses données internes, conçu pour les marchands de sa marketplace. Grâce à l’IA générative, ces derniers peuvent poser des questions en langage naturel (sur le stock, la performance des produits, les prix, etc.) et obtenir des réponses instantanées et personnalisées. La multinationale américaine prévoit d’améliorer continuellement Wally et de le rendre autonome pour lui permettre d’exécuter directement des actions comme ajuster des assortiments ou lancer des promotions.
JPMorgan fait entrer les agents IA à Wall Street
La célèbre banque américaine a lancé la LLM Suite, un outil GenAI « maison » destiné à épauler ses analystes financiers. Cet assistant intelligent peut rédiger des mémos d’investissement, synthétiser des documents complexes et générer des idées. Cette initiative s’inscrit dans une stratégie globale d’intégration des agents IA chez JPMorgan visant à aider ses employés à mieux naviguer dans les politiques de conformité et analyser en temps réel les tendances du marché.
Avec Siemens, des collègues numériques dans les usines
Le géant allemand de l’ingénierie industrielle Siemens déploie des agents IA capables de comprendre le langage humain et d’analyser les données issues des lignes de production afin d’assister les opérateurs. Ces assistants autonomes peuvent détecter des anomalies, recommander des ajustements et même initier des actions correctives sans intervention humaine. En les intégrant aux systèmes existants, Siemens entend accompagner progressivement les équipes vers un mode de travail où la collaboration entre humains et IA devient la norme.
L’expérience d’Unilever illustre à la fois les promesses et les défis de l’IA agentique appliquée aux RH
Des machines et des hommes
La percée des agents IA dans notre quotidien professionnel rebat peu à peu les cartes. Des alliés ou des rivaux ?
Copilotes numériques
Au travail, les agents IA, ces copilotes numériques, s’intègrent aux outils quotidiens : navigateurs, messageries, suites bureautiques, logiciels de gestion. Ils rédigent des emails, planifient des réunions, traduisent en temps réel, extraient des données clés. Selon une enquête de Microsoft, 75% des travailleurs de la connaissance utilisent déjà l’IA. Elle les aide à gagner du temps (90%), à se concentrer sur les tâches les plus importantes (85%), à être plus créatifs (84%) et à apprécier davantage leur travail (83%).
En apprenant de leurs utilisateurs pour devenir plus pertinents et en s’adaptant aux contextes, ces outils se rapprochent de plus en plus de véritables assistants.
Synergie homme-machine
Plutôt que de remplacer les humains, les agents IA augmentent leur efficacité. En délestant les équipes des tâches routinières, ils libèrent du temps pour des missions à plus forte valeur ajoutée : stratégie, créativité, relation client.
La collaboration peut même être symbiotique : l’IA génère des contenus, que l’humain affine, nuance et… humanise. Ce travail en binôme, dit « travail hybride », repose sur une complémentarité : rapidité et endurance côté IA ; jugement, intuition et intelligence sociale côté humain.
Vers une substitution ?
Reste que cette cohabitation n’est pas sans tensions. Dans les secteurs sous pression, l’IA agentique peut devenir un levier de réduction des effectifs.
Quand une machine traite 90% des demandes d’un service client, que reste-t-il aux hommes et aux femmes ? Dans les métiers du savoir, comme le journalisme, le droit ou l’analyse financière, l’IA remet en question la rareté de certaines compétences valorisées.
À mesure que les agents IA gagnent en performance, la tentation du remplacement grandit. Cela soulève des enjeux économiques, sociaux et éthiques majeurs. Déployés à grande échelle, sans besoins ni droits, ces agents interrogent l’équilibre du marché du travail, les acquis des salariés, la manière dont les individus fondent leur utilité sociale et leur place dans la société par le travail.
Si les sentiments des salariés vis-à-vis de l’IA demeurent contrastés, plusieurs rapports montrent pourtant que l’adoption des systèmes intelligents et la confiance ont augmenté en 2024, selon le BCG par exemple.
Non, plutôt une redéfinition des rôles
L’enjeu est bien sûr moins de résister à l’IA que de repenser les rôles. Cela implique de développer des compétences hybrides alliant maîtrise technologique et qualités humaines – empathie, créativité, curiosité, esprit critique –, et d’apprendre à collaborer avec les machines.
Les organisations qui réussiront, qui sauront manager l’impact positif de ces innovations ne seront pas celles qui opposeront humains et IA, mais celles qui sauront orchestrer cette coopération.
Les agents IA peuvent devenir de puissants amplificateurs d’expertise (une étude révèle que l’IA est utilisée pour amplifier les capacités humaines dans 57% des cas) à condition que le déploiement s’accompagne d’une réelle réflexion stratégique et éthique.
Les agents IA, partenaires ou rivaux ? Cela dépend de nous.
Avec l’IA, un manager plus humain
L’irruption de l’IA agentique dans les entreprises transforme en profondeur le rôle du manager. Celui-ci est appelé à superviser des équipes désormais hybrides en orchestrant une collaboration fluide entre humains et agents autonomes. Mais aussi à développer de nouvelles compétences, à renforcer son intelligence émotionnelle et à repenser son leadership. Paradoxe : la dimension humaine devient plus essentielle que jamais.
Nouvelle donne managériale
Face à l’émergence d’agents IA capables de proposer, décider, voire agir de manière autonome, le manager voit ses missions et ses compétences évoluer. Certaines décisions sont désormais automatisables, ou suggérées par des algorithmes.
Cette « autorité partagée » exige une confiance éclairée : accueillir les recommandations de l’IA avec discernement, sans abdiquer son esprit critique et sa responsabilité décisionnelle.
Cela suppose du manager une compréhension fonctionnelle des systèmes d’IA : savoir ce qu’ils sont, cerner leurs capacités et leurs limites, interpréter leurs résultats, détecter d’éventuels biais ou erreurs.
Comme le rappelle Fast Company, magazine américain qui fait référence en matière d’innovation et de numérique, « diriger des équipes augmentées par l’IA demande bien plus qu’une simple adaptation technique. Cela exige une humanité plus profonde, faite de curiosité, d’éthique, d’intelligence émotionnelle et de sens. »
L’IA peut par exemple susciter des craintes et des résistances dans l’entreprise : sentiment de déclassement, perte de sens, doutes sur sa place. Le manager doit entendre ces inquiétudes, expliquer, rassurer. Son rôle d’accompagnateur du changement devient plus que jamais décisif. Car les agents IA ne remplacent ni sa capacité à inspirer, ni sa compréhension des émotions humaines et des dynamiques interpersonnelles. À cela s’ajoute désormais un rôle de médiateur homme-machine. Le manager devient le garant d’une collaboration fluide et équilibrée.
Un « leadership humaniste hybride »
Dans les équipes augmentées par l’IA, l’enjeu devient celui du pilotage de l’intelligence hybride, une cognition enrichie alliant intuition humaine et puissance algorithmique. « Les plus grands gains de performance surviennent lorsque les humains et les machines intelligentes travaillent ensemble, renforçant leurs forces respectives tout en compensant leurs faiblesses », souligne Psychology Today.
Cette contribution développe, sous la plume de Cordelia C. Walther, une doctorante spécialisée, le concept de « leadership humaniste hybride » : des leaders dotés d’une double littératie intelligence émotionnelle et compréhension des systèmes d’IA capables de cultiver cette intelligence hybride.
Maintenir un cap éthique
Qui est responsable en cas d’erreur ? Comment préserver la motivation des collaborateurs face à des machines perçues comme plus efficaces ? Comment garantir équité et transparence dans un environnement automatisé ?
Face à ces interrogations, le manager est un maillon clé de l’équilibre éthique et du bien-être au travail. Il doit faire preuve d’une vigilance critique face à des systèmes dénués de morale, tout en préservant un espace d’expression humaine.
On le comprend même si c’est peut-être un paradoxe : penser le management de demain, c’est imaginer un rôle plus stratégique, transversal… et résolument humain. À mesure que l’IA prend en charge certaines de ses fonctions (planification, allocation des ressources, suivi de performance), le manager doit investir les territoires où la machine ne peut rivaliser : créativité, empathie, discernement moral, capacité à faire sens.